Me voilà dans la Villa Réflexive. Les locataires précédents ont posté aux murs des éléments de décoration, ont laissé dans leurs chambres des meubles sur lesquels poser mes livres, et ils ont garni de leurs écrits la bibliothèque commune. À mon tour de m’installer, et pour ce premier billet, il s’agira d’accrocher des tableaux aux murs. Quand j’arrive « in real life » dans un nouvel appartement, souvent avant-même d’avoir déballé toute la vaisselle, je mets des images aux murs et des cartes postales dans ma bibliothèque. Je pense beaucoup par images et par métaphores ; il a fallu l’écriture du carnet Langues de feu pour que j’en sois vraiment consciente. La participation à ce carnet collectif m’est une occasion d’expérimenter une réflexion par images, reflets et échos – le nom même du carnet y invite.
L’interrogation sur la réflexivité amorcée ces derniers mois dans la perspective d’occuper les Espaces Réflexifs ce mois-ci s’est d’abord faite autour de projets de billets, que je n’ai pas écrits pour les Langues, en me disant que je les garderais pour la Villa. J’ai pensé à un billet sur le « Pierre Ménard auteur du Quichotte » de Borgès, compris comme figure du traducteur, à un billet sur les traductions du poème dit der Doppelgänger de Heine. Et puis je crois en fin de compte que, dans l’écriture d’un carnet de recherche, dans la pratique que j’en ai du moins, un billet qui n’est pas écrit au moment où j’en ai l’idée perd de son actualité. Ma réflexion a pris un autre chemin, c’est-à-dire que j’ai eu la velléité d’être un peu sérieuse, de m’interroger au préalable sur ce que c’est, la réflexivité. J’avoue ne pas avoir eu ni l’envie ni le courage de faire une recherche bibliographique de fond. Je ne redéfinirai pas la réflexivité, sinon, dans le meilleur des cas, par la pratique, et puis je me méfie des définitions ; je leur préfère les images. J’ai quand même été regarder dans page concise et lumineuse assemblée ici même par Mélodie. Et ceci notamment :
« […] une connaissance scientifique est une connaissance qui n’oublie pas qu’elle est connaissance. Alors qu’une connaissance idéologique, c’est une connaissance qui a oublié qu’elle était de l’ordre de la représentation, qu’elle était effectivement connaissance. »
Les propos de Baudouin Jurdant me semblent une façon, plus rationnelle peut-être, de désigner ce que j’ai dans l’idée quand je dis préférer les images aux définitions. Je crains un peu les définitions qui ne donnent pour des vérités et oublient qu’elles sont l’accord nécessaire et provisoire pour que l’entente ait lieu ; j’aime dans la pensée métaphorique qu’elle soit par principe une représentation consciente d’être une représentation.
« Espaces Réflexifs » : combien d’images, combien de métaphores, combien de poèmes, combien de tableaux viennent à l’esprit devant ces termes.
La réflexion comme phénomène optique, comme miroitement. D’où la réflexivité, en science, comme posture du scientifique au miroir, se regardant faire : un rapport à sa pratique, un rapport à soi. Le miroir, donc, première image.
D’où une idée de la réflexivité comme pratique du dédoublement : réflexivité comme sortie de soi. Le dédoublement, deuxième image.
Mais aussi, et je n’arrive plus à retrouver où Mélodie l’a écrit, la réflexivité est un rapport à l’autre. C’est je crois l’autre dynamique essentielle de ce carnet : la posture réflexive d’autrui nous renvoie à la nôtre propre, ses mots font écho aux nôtres, et réciproquement, et, par ressemblance ou par contraste, la réflexion sur notre pratique en est approfondie. L’écho, troisième image.
Ces images, qui me semblent un support possible à une pensée réflexive de la traduction, je les puise chez Goethe qui (hasard, nécessité, voies malicieuses de Serendip) est l’écrivain par qui j’ai commencé à traduire[1].
Miroir
L’image du miroir est discrètement présente dans les Affinités électives ; il ne s’agit pas tant du miroir que l’on accroche à un mur, que d’une image indiquant la volonté de se refléter à la surface des choses. Le personnage du capitaine explique le phénomène chimique des affinités électives[2] en comparant les éléments chimiques à des êtres vivants. D’où un débat sur la pertinence de l’application de termes psychologiques à des phénomènes chimiques, c’est-à-dire que la fonction analogique du langage, qui permet au raisonnement de fonctionner par métaphores pour expliciter des phénomènes complexes. D’où cette phrase, prononcée par le personnage d’Eduard, capitale pour la compréhension du roman :
…aber der Mensch ist ein wahrer Narziß; er bespiegelt sich überall gern selbst, er legt sich als Folie der ganzen Welt unter[3].
…mais l’homme est un véritable Narcisse ; il aime à se refléter partout ; il se pose comme tain sous le monde tout entier[4].
La phrase est complexe, parce que l’homme est à la fois celui qui se reflète à la surface du monde « il aime à se refléter partout » et celui qui reflète le monde « il se pose comme tain », il se fait miroir. Réflexivité réflexive en quelque sorte, ou, plus simplement dit, réversibilité de l’analogie. Cela dit, le roman est une illustration de cette réflexivité impossible : mais c’est une autre histoire.
Dédoublement
Le thème du double est chez Goethe n’est pas tant lié à l’existence hors de soi d’un alter ego, d’un sosie (c’est par sosie qu’on traduit parfois le mot Doppelgänger, par lequel on désigne souvent le poème de Heine « Still ist die Nacht… ») Chez Goethe, la question de la duplicité se joue au sein même de l’identité. Ainsi ces vers célèbres de Faust (1808), dans la deuxième scène, vor dem Tor :
Zwei Seelen wohnen, ach! in meiner Brust,
die eine will sich von der andern trennen:
Die eine hält in derber Liebeslust
sich an die Welt mit klammernden Organen;
die andre hebt gewaltsam sich vom Dust
zu den Gefilden hoher Ahnen[5].
Deux âmes habitent, hélas ! en mon sein,
l’une veut se séparer de l’autre.
L’une dans son grossier désir d’amour
se cramponne au monde de tous ses organes,
l’autre par la force s’élève au dessus de la poussière
vers les séjours de ses nobles aïeux[6].
Les deux âmes de Faust sont l’image des aspirations contradictoires ; sensualité vs. intellect pourrait-on schématiser, rien de très nouveau en somme. L’image de la division est autre dans le poème « Ginkgo biloba », plus tardif, publié dans le recueil de poèmes Divan Occidental oriental (West-östlicher Divan).
Ist es Ein lebendig Wesen,
Das sich in sich selbst getrennt?
Sind es zwei, die sich erlesen,
Daß man sie als Eines kennt?
Solche Frage zu erwidern,
Fand ich wohl den rechten Sinn,
Fühlst du nicht an meinen Liedern,
Daß ich Eins und doppelt bin?[7]
Est-ce un seul être vivant,
Qui en lui-même se sépare ?
Est-ce deux êtres, qui si bien se cherchent
Qu’on les croit ne faire qu’un ?
Pour répondre à cette question,
Voilà que j’ai trouvé le sens juste,
Ne sens tu pas à mes chants,
Que je suis, et Un, et double ?[8]
La feuille de Ginkgo est caractéristique par sa forme ambiguë, à la fois une et double : elle est pour Goethe l’occasion d’une variation nouvelle sur la combinatoire de l’un et du multiple au sein même de l’unité du sujet poétique.
Echo
L’image de l’écho, si je n’en ai pas trouvé d’exemple caractéristique dans les Affinités, Faust et les poèmes de la même époque, est cependant présente en creux chez Goethe. Dans les Affinités sous la forme d’acrostiche et parce que sous bien des aspects le personnage d’Ottilie réincarne la figure mythologique Ovidienne (elle répète les paroles, l’écriture d’Edouard, figure explicite de Narcisse). Dans Faust, dans les poèmes, par la mention des correspondances des parties au tout : correspondance des individus-microcosmes dans l’univers-macrocosme, mais également correspondance des différents savoirs, qui sont autant de diverses façons d’aborder et de décrire une même réalité.
Wie alles sich zum Ganzen webt,
Eins in dem andern wirkt und lebt!
Wie Himmelskräfte auf und nieder steigen
Und sich die goldnen Eimer reichen!
Mit segenduftenden Schwingen
Vom Himmel durch die Erde dringen,
Harmonisch all’ das All durchklingen![9]
Comme tout se tisse dans un tout,
comme l’un agit et vit dans l’autre !
Comme montent et descendent les forces célestes
et s’entrepassent les seaux dorés !
Avec un balancement au parfum de bénédiction
depuis le ciel, elles traversent la terre,
et retentissent harmonieuses à travers tout le Tout[10].
On pourrait multiplier les exemples, et il n’y a du reste rien de nouveau dans ce que je dis. Voir notamment cet article en ligne de Nicolas Class, qui, consacré à « Goethe et la méthode de la science », évoque la façon dont il s’agit pour Goethe de « mettre en œuvre un concours harmonieux des différentes facultés de l’esprit humain, seul capable de répondre à la richesse du réel tel qu’il se manifeste à nous, et donc seul capable de fonder adéquatement une démarche expérimentale en science ». Chez Goethe, il y a l’idée d’une unité du monde, d’une unité du sujet, qui pourtant se décompose en plusieurs parties. C’est dans ce passage de Faust l’image du tissu qui est utilisée : les « forces célestes » qui montent et descendent de par le monde traversent « le tout », auquel elles donnent sa forme, son motif, sa résonnance (et l’on n’est pas loin du « motif dans le tapis » cher à Maxime Durisotti).
Cette conception de l’univers comme ensemble plastique, aux parties mouvantes, et résonnant d’échos et de correspondances, est une illustration d’un système poétique réflexif dans le sens où les différentes parties de l’œuvre (les traités scientifiques, les poèmes, l’œuvre dramatique, la correspondance sans doute) sont différentes facettes d’une pensée qui tente de penser l’articulation de la pluralité et de l’unité. Duplicité, pluralité du sujet et de l’univers, certes, mais c’est cette division qui permet l’écho et le reflet entre les parties.
Et c’est en un sens que le souvenir de Goethe me semble approprié, au moment de constituer l’imagier qui m’accompagnera dans la Villa ces prochaines semaines. Ce carnet collectif a quelque chose de goethéen, dans la communauté de la réflexion réflexive, qui se décline dans la diversité des approches disciplinaires. Si c’est percevoir notre propre reflet que nous cherchons à faire, en observant et en questionnant nos méthodes scientifiques par la prise de distance, les locataires successifs laissant traces de leur passage créent en outre un complexe et riche réseau d’échos, où émergent les notions de distance, ici et là; de parcours ici, là ou encore là; de miroir ici ; de perspective
Tels plusieurs traductions d’un même texte, nous déclinons peut-être plusieurs facettes d’un questionnement similaire.
Je ne voudrais pas abuser des si, mais tout de même, allez : si Goethe nous voyait, il ne serait sans doute pas complètement mécontent.
[1] En 2003-2004, j’ai préparé une maîtrise de Littérature comparée sur la construction du décor de roman dans les Affinités Electives de Goethe et dans les romans américains de Chateaubriand (ces derniers, de plus loin : je travaillais surtout sur Goethe). Je n’étais pas satisfaite de la traduction française que j’utilisais, et retraduisais la plupart des extraits du texte allemand que je voulais commenter. De là, les bases d’une réflexion sur la traduction.
[2] Goethe s’est apparemment inspiré du traité De Attractionibus electivis du chimiste suédois Torbern Olof Bergman (1775)
[3] Goethe, Die Wahlverwandschaften (1809), première partie, chapitre 4.
[4] Je traduis. Cette traduction est provisoire : je crois qu’à chaque fois que je cite cette phrase allemande, ma traduction varie.
[5] Goethe, Faust, scène « devant la porte de la ville », p. 114 dans l’édition bilingue chez Folio.
[6] Traduction de Jean Amsler, modernisée par Olivier Mannoni, revue pour les quatre derniers vers par moi.
[7] Goethe, « Ginkgo Biloba », West-östlicher Divan, 1819.
[8] Je traduis.
[9] Faust, première scène, Nacht, ouvrage cité, p. 62.
[10] Traduction de Jean Amsler, modernisée par Olivier Mannoni, revue pour les quatre derniers vers par moi. Je reviens à dessein à une littéralité plus gauche, entre autres pour ne pas perdre le sens premier de « das All », substantivé : je mets le « tout » plutôt que « le cosmos ».